Allocution du 25 septembre 2021 à La Borie-Noble.
Gandhi et Shantidas.
J'ai visité l'Inde plus de 23 fois, et l'ashram de Sewagram environ dix fois. Immense cathédrale végétale aux colonnes d'arbres géants plantés par Gandhi lui-même à partir de 1936, année de son arrivée à Wardha. Tout autour, une végétation souffreteuse, celle d'une contrée semi-aride brûlée par le soleil d'avril et mai, puis inondée dès que la mousson se déclenche. Mon ami, le doyen de l'Institut d’Études Gandhiennes, Siby Joseph me disait, en forçant le ton, qu'à cette période d'avant mousson tous partaient ailleurs et les oiseaux mourraient en vol s'ils s'aventuraient à sortir. A Wardha, ville-village tentaculaire de 400 000 âmes, immense paillasson, en plein centre de l'Inde, on frôle les cinquante degrés... un centre ville sans intérêt, sans histoire, une gare pouvant accueillir un train de soixante wagons de 20 mètres chacun, soit 1,2 km. Very Incredible India !
Une fin de nuit étoilée. Dans le ciel un groupe d'étoiles descend lentement sur une hutte de boue, basse, ouverte. Quelques personnes en sortent mains jointes sur la bouche close.
Lanza s'approche, le jour s'est doucement levé sur une campagne silencieuse: un petit vieillard à demi nu est assis par terre sous le chaume du toit qui forme auvent : c'est lui...c'est Gandhi.
Ce dernier lui fait signe, le fait asseoir à côté de lui sans cesser de filer à son rouet, lui sourit.
Lanza est tout chose : il est là assis à côté de Gandhi, sans protocole, sans même une présentation, simplement, il n'y a rien, ni personne tout autour. Gandhi lui demande :
« Qui êtes-vous ? » Lanza demeure interdit,
« Que faites-vous ? » encore un court silence,
« Que voulez-vous? »
Alors, Lanza, se ressaisissant, dit lentement :
« Je ne suis rien, je n'ai jamais rien fait, je ne veux rien sauf être là, à coté de vous ! »
Puis, la voix de Lanza monologuant :
« Le voici devant mes yeux celui qui seul dans le désert de ce siècle a montré une pointe de verdure! Le capitaine des désarmés, le père des parias, celui qui règne par droit divin de sainteté. »
Gandhi file et lui sourit, Lanza le dévore de ses grands yeux bleus. Le jour s'est définitivement levé.
Le voici qui arrête son rouet, Gandhi se lève :
« C'est l'heure de la promenade ! Vous venez ? »
Ils sortent de la hutte quand un homme arrive :
« J'ai des nouvelles à vous communiquer, Bapou ! »
Ils sont tous les trois à marcher, Lanza un peu en arrière et les deux autres en conversation. Ils cheminent le long des habitations sommaires de l'ashram, les huttes pour les toilettes, les champs où déjà des hommes et des femmes travaillent et saluent Gandhi et ses hôtes du salut indien à leur passage. Retour de promenade.
Ils arrivent aux cuisines, un vieillard à la barbe blanche, accroupi derrière la cuisine, décortique les légumes avec une grande dignité, on apprend que c'est un ancien ministre de la bouche même de Gandhi qui fait les présentations avec un brin de malice. Un homme à la haute stature et au profil de hache arrive à son tour. C'est un chef musulman des tribus du Pakistan célèbres pour leurs vertus guerrières.
Mettant la main sur l’épaule du grand chef de guerre pakistanais :
« La non-violence est une affaire de guerriers ! » dit Gandhi .
Gandhi présente Lanza :
« Un européen, arrivé ce matin pour vivre avec nous ! »
Tous se saluent rapidement, tous s'assoient pour la collation du matin. Il y a là aussi quelques femmes qui entrent dont la femme de Gandhi, Bà, que l'ancien ministre présente à Lanza ; salut indien échangé réciproquement.
Pas de table, le mantra est récité à l'unisson, Lanza est à côté de Bapouji. Bà de l'autre côté.
Sur une nappe, à même le sol, les herbes amères, le riz, le morceau de sucre brun, les chapatis et le beurre frais.
Chacun tend son écuelle et Gandhi sert chacun : un bol de lait de chèvre est déjà devant chaque convive.
Le repas est vite pris, puis s'adressant à Lanza, Gandhi dit :
« Je vous conseille vivement de mettre de côté tout travail de clerc et de vous donner à faire de vos mains. Le travail des mains est l'apprentissage de l'honnêteté ! »
Ils se lèvent et l'ancien ministre de dire à Lanza comme s'ils étaient complices:
« L'honnêteté, c'est une certaine égalité qu'on établit entre ce que l'on prend et ce que l'on rend ! »
Et le grand chef musulman de renchérir, le doigt levé comme une leçon :
« Et celui qui veut se vouer aux travaux incomparablement supérieurs de l'esprit n'en est pas dispensé, sauf s'il renonce à tout ce qui a coûté de la peine en ce bas monde ! »
Puis il sourit à Lanza et celui-ci est accompagné dans un atelier où un rouet l'attend.
Une femme, là, lui montre les rudiments du métier et Lanza soliloquant :
« Avec mes talents de luxe et mon savoir inutile je me trouve aussi nu qu'un nouveau-né : je ne pense plus qu'à ma dette envers tous! Comment ne me suis-je aperçu de rien jusqu'à ce jour et combien est-elle criante, j'en ai pour quelques centaines d'années, il n'y a pas une minute à perdre. »
Dans une des nombreuses huttes en boue, une réunion autour de Gandhi. La hutte est suffisamment grande pour accueillir une trentaine de personnes. Tous sont là, une occupation manuelle en cours ; l'un sculpte un bouton de bois dur, l'autre à son rouet, une femme coud une chemise, tandis qu'une autre fait office de secrétaire et note ce qui y est dit. Un petit groupe, en rond, découpe les légumes pour le soir, dont l'ancien ministre, toujours accroupi.
Cette réunion rassemble surtout de jeunes gens et filles, de vingt à trente ans.
Lanza est là comme l'un d'eux, assis à la droite de Gandhi.
Gandhi :
« Voici venu, mes chers enfants, l'achèvement de votre préparation à l'ashram : je vais me permettre de vous transmettre mes dernières recommandations avant de vous renvoyer chacun dans votre village.
Que chacun se suffise, que chacun pense d'abord à soi et aux siens et ne pèse sur personne : voilà charité bien ordonnée. Là où l'homme ne peut suffire, que la famille se suffise, là où elle ne peut, que ce soit le village, là où le village ne peut, que ce soit le district. Tendez toujours à produire sur place et éviter toute circulation inutile des produits, car c'est là gaspillage et ce sont les courtiers, les spéculateurs, les politiciens nationaux ou étrangers qui ont prise sur les produits dont la vie du peuple dépend.
Dans les ashrams, vous veillerez à ce que tous puissent travailler, manger, être abrités, soignés, que la vie familiale soit protégée et favorisée, qu'il n'y ait pas de différence de caste, la première des injustice de l'Inde. Vous veillerez en particulier que chacun puisse carder et filer son propre pagne, que le balayage et la vidange des latrines soient tour à tour accomplis, par tous, vous devrez donner l'exemple, soutenir les faibles, instruire et exhorter les autres et vous exercer aux onze vertus qui constituent notre règle. »
Pendant ce court discours, de jeunes gens attentifs poursuivent le travail manuel qu'ils ont apporté. Le groupe en rond formé de résidents permanents poursuit son travail de découpe de légumes dans des bassines à même le sol.
De l'autre côté de la ruelle, une jeune personne s'occupe autour d'une dizaine d'enfants leur apprenant l'usage du rouet, alors qu'un autre groupe aux champs bine des légumes.
Et le discours continue :
« Je vous envoie donc dans vos villages où nos compagnons de lutte contre l'occupant vous attendent. Vous soutiendrez ou rétablirez les anciennes industries villageoises, vous en créerez de nouvelles. Développez partout la filature du coton qui réduira notre chômage, l'outillage coûte peu et le coton est abondant : nous ne devrions plus acheter nos étoffes aux anglais qui emportent au loin, chez eux, dans leurs filatures le coton de nos campagnes.
Partout veiller à la propreté de la voirie et des eaux ; vous préviendrez les épidémies, distribuerez des médicaments simples et surveillerez le régime alimentaire, composé de denrées produites sur place et accessibles à tous; vous protégerez les enfants, et toutes les bêtes, non seulement les vaches et les serpents.
Préparez l'indépendance nationale par l'indépendance économique : et je vous rappelle à tous que l'unique intérêt de l'économie, ce n'est pas le développement économique, mais le développement de la personne humaine, sa paix intérieure, l'élévation de son âme, son affranchissement.
Mes enfants, que l'homme reste toujours plus grand que ce qu'il fait, plus précieux que ce qu'il a.
Allez! Supprimez la misère, cultivez la sobriété ! »
Après cet envoi en mission, les yeux s'écartent vers d'autres horizons où l'on voit des jeunes femmes colorées, heureuses et gaies cueillir le coton, au loin, une stabulation où ruminent des vaches et des chèvres.
Ce petit texte est un scénario que j'ai écrit sous forme de dialogue pour un film, issu de « Trois mois chez Gandhi », un chapitre du « Pèlerinage aux Sources ». Je l'avais écrit avant mon premier voyage en Inde en 1999 avec Michèle la Cavale et deux autres personnes dont ma nièce Violaine. La Cavale s'en saisit pour une petite pièce de théâtre que certains d'entre vous connaissent certainement.
Tout l'enseignement de l'Arche y est rassemblé. Tout est en semence. Toute la philosophie d'une économie non-violente y est déployée. Vision globale et localisée d'une économie politique, sociale, éducatrice, spirituelle, culturelle et médicale. Je pourrais développer chacun de ces aspects mais ce sera pour plus tard...
Actualiser tout ceci, pour aujourd'hui, est la vocation de l'Arche, de ceux qui, un jour, ayant compris l'extraordinaire cohérence d'une contestation radicale d'un monde qui oublie l'homme et en fait une pièce mécanique dans un grand jeu de dupes. Car il s'agit bien, au temps de Gandhi, comme du nôtre aujourd'hui, de défendre l'humain, son quotidien, sa beauté et ses joies simples.
Et si nous reprenions notre scénario du chapitre « Trois mois chez Gandhi » ?
Voici :
Le soir, Gandhi et Lanza se retrouvent, au coucher du soleil en plein air. Le secrétaire attitré de Gandhi vient. Il s'agit de Mahâdév Desaï, toujours prêt à servir son maître mais celui-ci lui fait signe qu'il n'a besoin de rien. Le fils de Desaï, Narayan, arrive à son tour et regarde par-dessus l'épaule de Lanza qui fait le portrait de Gandhi. Lanza lui cède une feuille de papier et un crayon et l'invite à dessiner : l'enfant, ravi, s'essaie, montre ses quelques traits à Lanza. Celui-ci corrige le dessin ; Gandhi s'adressant à Lanza :
« Savez-vous quelle a été la réaction des tisserands de Manchester et de Lyon quand les métiers mécaniques les eurent réduits au chômage et à la faim ? »
Et sans attendre la réponse:
« Eh bien, ce fut de donner l'assaut aux fabriques et d'y mettre en pièces la machine ennemie. »
Lanza reprend:
« Oui, mais la machine s'est bien vengée depuis ! L'homme est vaincu. Vaincu deux fois : il est maintenant convaincu. Il ne proteste plus, même pas en pensée. »
Gandhi :
« Et quand vous aurez fait de l’État une machine, comment empêcherez-vous un fou quelconque de s'emparer du guidon et de pousser la machine au précipice ? Quand vous aurez fait de l’État une machine, il faudra que vous lui serviez vous-même de charbon ! N'est-ce pas déjà ce qui arrive en Europe ? »
Les rouets ronronnent tandis que Lanza dessine, l'enfant, lui, montre son dessin à Gandhi qui acquiesce à la présentation du dessin et rit...
« Je suis donc si monstrueux dit-il ? »
>Puis il reprend:
« Le but principal du gouvernement tel que je le conçois, c'est de se rendre de moins en moins nécessaire: c'est de créer des conditions telles qu'on puisse se passer de lui. Il est clair que la puissance de l’État augmente en proportion de l'incapacité des hommes à s'appliquer la loi sans qu'on les y force, mais c'est un combat sans fin et qui demande toute la vérité sur soi-même et cela pour tout homme ! »
Il file toujours puis :
« L’État est et sera toujours un véritable corrupteur. Par le patriotisme, il emploie un moyen pour parvenir à la soumission servile des gouvernés et empêche la véritable fraternité. Par l’armée, il tue la conscience jusqu’à ce que les soldats cessent d’être des hommes pour devenir des machines. Le but du service militaire est d’abrutir et de dépraver les hommes pour les rendre aptes à l’assassinat. »
Il file en silence, on entend le bruit discret du rouet qui berce la pensée :
« Savez-vous que les Béatitudes m'ont toujours apparu comme le type même de gouvernement juste et vrai, comment se fait-il qu'en Europe les chrétiens se préoccupent si peu de les appliquer ? »
Lanza ironique :
« Ce ne sont plus que des notions spirituelles qu'il convient de ne pas mélanger avec la grande affaire qui consiste en la lutte de chacun pour le gain, pour la première place, le plus gros profit. Après il est toujours possible d'avoir des élans religieux. Bref, le dimanche est là qui pardonne tous les autres jours ! »
Shantidas, Serviteur de Paix, nom donné par Gandhi en ces jours-là, est en train de faire sa révolution, il se décolonise, non de sa culture à proprement parler, car il sera toujours un être vertueux, sobre, plein d'honneur et de respect de l'adversaire, éléments hérités d'une tradition féodale séculaire. Il se décolonise des faux apports de cette culture, la prétention d'être au-dessus du lot, d'être, du fait de sa naissance, dégagé du devoir de nettoyer les latrines, de devoir assumer quotidiennement ses besoins de nourriture par un travail dur, ingrat, à ras du sol, penché en deux, mais combien satisfaisant, eu égard à son propre regard.
Poursuivons :
Dans le régime gandhien, note Lanza, la plus large autonomie administrative viendrait partout corroborer l'autarcie économique, de sorte que les autorités de chaque village acquerraient des droits souverains. Lorsque Shantidas retourne en Inde vers 1955, c'est pour marcher avec Vinobâ Bhave et le Boudhâne, le don de la terre. Son livre « Vinobâ ou le nouveau Pèlerinage » jette les bases de son maître-livre sur l'analyse de la société occidentale : les Quatre Fléaux.
A ce propos voici un texte de Shantidas tiré du chapitre 25 des Quatre Fléaux, le Diable dans le jeu :
« Regardez le laboureur penché et songez aux grappes humaines pendues à ses membres, à la pyramide bâtie sur son échine : car il laboure pour le marchand, le gendarme, pour le contrôleur, pour le percepteur, pour le soldat, pour le gratte-papier, pour le banquier, pour celui qui tourne des discours et pour celle qui vend son corps, pour celui qui avale des petits fours et débite des fadaises de salons, pour le filou et le ministre, pour la danseuse et pour le président; il porte leurs châteaux, leurs hôtels, leurs casinos, leurs laquais, leurs espions et leurs officiers, leurs trains et leurs canons... »
J'ai eu l'occasion avec Rajagopal en 2011, juste avant la marche des sans-terre, Jan Satyagraha, de visiter une tribu qui avait bénéficié d'un don de la terre en ces années-là, 1953, 54. C'est assez rare, car souvent les anciens propriétaires avaient récupéré leurs dons parce que les actes notariés n'avaient pas suivis ou la paresse ou les dissensions avaient pris le dessus chez les personnes qui en avaient bénéficiés. Là, 60 années plus tard, ces cueilleurs-chasseurs étaient devenus des agriculteurs chevronnés, des artisans experts, deux générations s'étaient succédées, un commerce équitable avait été instauré avec le voisinage et les femmes étaient devenues les principales promotrices de la pensée gandhienne, en développant école, dispensaire, diversité d'activités pour procurer travail et autonomie à tous les membres de la tribu. J'avais l'impression d'être à la Borie et Nogaret dans les années 1970-78, celle que j'ai le mieux connue.
Voici donc cet apport essentiel de Gandhi et de sa pensée véhiculée par Shantidas et dont l'Arche d'aujourd'hui est une des synthèses. Pourrions-nous nous ré-inventer en ces jours difficiles où des États, corrupteurs véhéments, imposent des états d'urgence, des décrets multiples qui noient le code civil et étouffent le bon sens des peuples.
Trois points soulevés par Lanza suite à sa visite à Gandhi et repris dans les Quatre Fléaux:
1 - La liberté politique telle que les libéraux la conçoivent, le respect de l'opinion de l'opposant. Le sentiment que même le bien des gens ne peut leur être imposé par la force. C'est le Swaraj.
2 - La primauté du travail. Le devoir pour tous du travail manuel. Le Swarashi.
3 - L'autarchie. Le principe de solidarité corporative substitué à celui de concurrence commerciale. L'affirmation du vouloir de l'homme comme indépendant des conditions économiques et donc l'étude d'une économie basée non sur le marché mais sur les besoins de chacun. Le Trusteeship.
Merci à Shantidas, pour ce qu'il a transmis de Gandhi et pour cette Arche, vitrine cohérente de la pensée gandhienne.
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J'en ai fini et vous remercie pour votre écoute.
Louis Campana, 25 septembre 2021.