Abram est chef de tribu à Ur, en Chaldée. Petite ville de province, commerçante et lettrée. Le ciel pur de l’époque, sans hydrocarbures et dénué de toutes pollutions à l’uranium appauvri, Abram le voit déjà, avec ses myriades d’étoiles. Respirer est un exercice qui apaise les sens, en éveillant des humeurs de bienveillance à l’égard des êtres dont il est veilleur. Le soir, Abram se prélasse sur sa couche en attendant le repas. Les oiseaux piailleurs envahissent l’espace de leurs vols et de leurs cris. Les enfants, pieds nus sur la terre riche et honorée, vivent leurs jeux d’enfants, se balançant sur les arbres, attrapant la queue des chiens, normalement, comme des millions d’autres avant eux. Et les hommes devisent, autour d’une boisson, alors que les femmes s’adonnent près des feux à préparer le plat du soir.
Les affaires sont bonnes. L’eau coule à flot. Les amandiers sont roses de fleurs ou chargés de fruits, tour à tour. Les oliviers livrent leur huile. La lune et le soleil depuis longtemps déjà ont livré une partie de leur secret et rythment la vie à Ur. Les moissons, les vendanges, à leur tour, viennent réjouir les habitants. Les lettrés enseignent leur art, les artisans rivalisent de nouvelles techniques, une certaine modernité est de mise. L’enthousiasme d’une vie belle et heureuse se répand comme une contagion. Parfois une guérilla entre voisins, règlements de compte qui laissent sur le carreau quelques victimes, estropiées ou borgnes, histoires d’apprendre par la dure les exigences de la vie en société. Mais l’apprentissage est rapide et les tribus s’accordent pour survivre.
Et voilà qu’Abram a ses voix. « Va vers le pays que je te montrerai, et là je ferai de toi le père d’un peuple nombreux ». Des voix ! D’où viennent-elles ? Quelque chose d’irrésistible, comme un besoin pressant lui dit de partir ailleurs, plus loin, en laissant sur place toute certitude, toute habitude, tout ennui, car habiter par ce sentiment d’une espérance autre, rend tout le reste insipide et ennuyeux. Il va partir donc, avec le troupeau, la tribu, les domestiques et les bagages vers un inconnu salutaire, porteur de sens. Il part à la conquête du soi, à la découverte du moi intérieur plus exigeant qu’un maître d’école, plus intrépide qu’un chercheur d’or, plus prégnant que le moulin à huile. S’il ne part pas, il est comme mort. En a-t-il parlé avec ses amis ? Certainement !
« Mais reste donc avec nous ! », « T’es malade ! », « Sois raisonnable ! », « Ici, tu as tout ce qu’il te faut ! », « Et puis, tu as déjà 75 ans, c’est plus un âge ça pour suivre des chimères ! », « Et à quoi cela va bien pouvoir te servir ? ».
Un clou ne peut rien comprendre au mouvement. Rester planté est sécurisant, devenir son propre centre où tout circule autour de soi, autour de son petit monde, à distance réduite. Ce n’est pas exaltant mais ça peut suffire à un clou. Abram a certainement du regarder ses amis comme des clous, heureux de l’être, plantés. Mais lui, il avait eu ses « voix » : « Pars vers le pays que je te montrerai, et tu verras ! ». Traverser le désert. Son propre désert pour découvrir ses limites, pour sonder les reins, s’abîmer, se faire peur et se révéler.
A-t-il fait des prévisions ? Son banquier l’aurait-il cautionné ? Heureusement pour lui, il n’y en avait pas encore. Et puis ses parents étaient morts, c’était à lui de décider. D’ailleurs son père avait été le premier à partir d’Ur, pour Hâran. Lui aussi était parti, avait osé.
Et le voilà, son propre confident, avec ses « voix » dans le désert, avec sa vieille femme sans enfant, ses servantes, ses bœufs et ses chèvres, ses moutons et des serviteurs âgés pour la plupart, étonnés, ne comprenant pas le truc. Lot, son neveu, et sa famille sont séduits et le suivent. Et Abram devient Abraham, le « Père d’une multitude ».
Le sable du désert se met aussi à lui parler. « Tu seras le père d’une multitude, autant que les grains de sable dans le désert ! » Complètement sonné le sable du désert, il ne sait pas ce qu’il dit. Ses voix, le sable et le ciel aussi : « Compte les étoiles si tu le peux, eh bien, ta descendance sera plus nombreuse que tout le ciel étoilé ! ».
Mais pourquoi dire à un vieux sans enfant qu’il sera le père d’une multitude, d’un peuple universel, sans limite ? Comment rester à écouter des fadaises de ce genre. Et Abraham poursuit son périple, à travers le désert… et Sarah, sa femme, toute fripée, rit comme rient les princesses. C’est normal, une princesse rit, mais elle rit de voir son vieux fou de Seigneur poursuivre ses chimères dans le vent du désert. Y a-t-il des harems dans le désert, pour le repeupler ? Non. Ah si, il y a Agar, la servante un peu plus jeune que Sarah, qui lui donne un fils, mais l’enfant de l’esclave ne peut être un peuple… du moins en ce temps-là...
Et Abraham croit toujours à ses voix. Jour après jour. De vallée en vallée. Il sait que ce qui lui est dit est vrai. Non pas qu’il sera le père d’un peuple, car il n’y croit pas beaucoup, faut pas rêver, après tout ce n’est pas important. Il croit que ses voix disent vrai. Point. Qu’il faut aller. Qu’il faut être à l’écoute, parce qu’elles lui donnent vie et vigueur. Qu’elles sont essentielles à la compréhension de sa propre vie, qu’elles en sont le soutien et la flèche. Il y perçoit l’inaccessible raison d’être. S’il n’écoute pas ses voix, il est vraiment mort.
Sont-ce des addictions, des tics obsessionnels compulsifs ? Heureusement la psychologie et la psychanalyse modernes n’existent pas encore, ses amis ont bien essayé, mais leurs arguments étaient bien minces et insuffisamment développés. Alors, il lui reste l’autodérision, un moyen simple pour poursuivre sans s’emmêler les pieds dans le sable du désert. Il a du se dire : « Je suis fada, mais c’est bien comme ça ! ». Et il est toujours en vie, et debout, marchant dans le désert avec ses troupeaux et son petit peuple de rien du tout, à son service, au service de sa folie, mais sans rancune.
Et ses voix qui lui disent qu’il va être père, à la Chesnaie de Mambré, non plus d’une multitude mais d’un fils, né de Sarah, la vieille princesse. De plus trois passants auxquels il a offert l’hospitalité, le gîte et le couvert le lui annoncent et confirment. Lui, père à presque 100 ans. Et Sarah rit, et Isaac naît, neuf mois plus tard, comme un rire, car c’est son nom. La stérile donne un fils au vieil Abraham. « Rien n’est impossible à El Chaddaï, marche devant moi et sois parfait. Je mettrai mon alliance entre moi et toi, et je te multiplierai à l’extrême ». Que dire ? Comment ne pas croire aux voix qui font l’impossible !
Abraham a la foi. Il ne comprend pas, il a confiance. Du jour où il est parti d’Ur, a-t-il quelque chose à regretter ? Ces années d’errance, d’écoute des voix, où sable et ciel, terre et mer se sont conjugués, croisés pour lui apprendre l’évidence. Les jours d’Ur étaient bien pauvres, un peu mous, trop tranquilles.
Quelle belle vie, quelle folle vie, aujourd’hui dans ce désert où Isaac rit…